21 déc. 2009

Le mythe de l'arbre de l'oubli


Ce film-documentaire « L'arbre de l'oubli » nous sauve de la vague des navets qui ont envahi le cinéma haïtien au cours de ces dernières années. Avec ce documentaire, Norluck se place aux côtés d'Arnold Antonin et de Raoul Peck pour nous offrir un cinéma de qualité qui ne fait pas appel à des sujets racoleurs et dépourvus de maîtrise de technique cinématographique. Bien que son film soit un documentaire, il est évident qu'il connaît le langage du cinéma et sait manier une caméra.

Quelles sont les représentations des Africains par les Haïtiens en général ? Que savons-nous d'eux ? Dans la mesure où nous nous rattachons directement à eux sur les plans physique, culturel et peut-être même comportemental, comment nous comparons-nous par rapport à eux ? Le documentaire de Norluck Dorange, « L'arbre de l'oubli » (The oblivion tree), (Pye sabliye) nous force à réfléchir sur ces questions de fond. Dès la première image, le réalisateur pointe de sa caméra ce qu'il considère comme la responsable de notre incapacité à répondre à ces questions : l'histoire. Plus précisément l'histoire d'Haïti, la façon dont cette discipline a été enseignée en Haïti.

En effet, le film s'ouvre avec un gros plan sur des flammes destructrices et un fondu enchaîné montrant un traditionnel manuel d'histoire utilisé en Haïti en train d'être brûlé par ces flammes. Images puissantes du réalisateur pour énoncer son propos : l'enseignement de l'histoire au pays a failli à sa tâche. Nous ne savons pratiquement rien ou très peu de l'Afrique ni de la place que ce continent occupe dans notre passé, notre histoire et la présentation de nous-mêmes. Comme il le dit lui-même, dans une note affichée sur l'écran, ce documentaire est « une reconstitution des pages perdues, oubliées, déchirées de l'histoire d'Haïti ».

A partir d'un mythe bien connu en Haïti et représenté par le symbole d'un certain arbre (pye sabliye) qui aurait le pouvoir de nous forcer à oublier nos proches et notre pays dès qu'on passe dessous (sous-entendu fouler le sol d'une terre étrangère), Dorluck nous renvoie à un autre épisode attesté dans l'histoire de la traite négrière, selon lequel les Africains qui allaient être embarqués de force pour le Nouveau Monde étaient forcés de faire le tour d'un certain arbre et par là oublier la terre de leurs ancêtres qu'ils allaient laisser pour toujours.

Le gros du film est une reconstitution de l'histoire du Bénin, de son implication dans la traite négrière durant les XVIIe et XVIIIe siècles et du rôle qu'il a joué comme la terre ancestrale des ressources humaines, culturelles et linguistiques d'Haïti. Dans ma propre discipline, la linguistique, plusieurs recherches universitaires (Sylvain, 1936, Le créole haïtien ; Lefebvre, 1998 Creole genesis and the acquisition of grammar. The case of Haitian Creole) ont confirmé la thèse selon laquelle la langue première des Haïtiens, le Kreyòl, serait liée systématiquement aux langues fon (Lefebvre) et éwé (Sylvain), parlées respectivement au Bénin et au Togo. Norluck rappelle dans la première partie de son documentaire que la tradition vodou et le personnage de Toussaint Louverture sont les deux liens forts qui rattachent le Bénin et Haïti.

La ville de Ouidah est citée comme la « capitale du vaudou ». La traite intra-négrière qui a joué un rôle assez important dans le processus d'ensemble du système de l'esclavage est expliquée par la recherche de prisonniers de guerre et le goût de la conquête chez les rois du grand royaume du Dahomey (devenu plus tard le Bénin).

On comprend en écoutant la voix off du documentaire que la traite intra-négrière fonctionnait comme un système bien huilé où les prisonniers de guerre étaient divisés en deux groupes bien distincts : d'une part, ceux qui étaient destinés à travailler pour le royaume parce qu'ils possédaient une aptitude dont pouvait bénéficier le royaume en général, d'autre part, ceux qui étaient destinés à être vendus comme esclaves et qu'on allait échanger avec les Européens contre des fusils, des canons, de la nourriture, etc.

Il existait même des maisons appelées zomali où étaient parqués ceux qui n'étaient pas parvenus à s'embarquer et qui devaient attendre là l'arrivée du prochain bateau vers le Nouveau Monde. Norluck Dorange estime qu'il a dû y avoir au moins 2 millions de morts durant la traversée et la plupart des historiens sont d'accord avec ce chiffre, mais l'ensemble des chercheurs avance le chiffre de 21 millions de pertes de vies humaines dues à l'esclavage en général (Basil Davidson, 1980). Ce qui pose d'emblée la question des réparations que l'Occident en général devrait offrir aux Africains et à leurs descendants dans le Nouveau Monde. Ce point est soulevé dans le documentaire par des militants de la question des réparations, mais le réalisateur ne s'attarde pas trop à poursuivre la discussion de ce sujet.

Ce film-documentaire nous sauve de la vague des navets qui ont envahi le cinéma haïtien au cours de ces dernières années. Avec ce documentaire, Norluck se place aux côtés d'Arnold Antonin et de Raoul Peck pour nous offrir un cinéma de qualité qui ne fait pas appel à des sujets racoleurs et dépourvus de maîtrise de technique cinématographique. Bien que son film soit un documentaire, il est évident qu'il connaît le langage du cinéma et sait manier une caméra.

C'est la première fois à ma connaissance qu'un réalisateur haïtien s'attaque à un tel sujet, et il le traite avec intelligence et sobriété. « L'arbre de l'oubli » est le type de film destiné à susciter un grand nombre de questions autour de l'histoire telle qu'elle est enseignée non seulement chez nous, mais aussi dans les grandes institutions scolaires et universitaires de l'étranger.

Je recommande à ce sujet, avant le visionnement de ce film, la lecture du fascinant livre de l'anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot « Silencing The Past. Power and the Production of History » Beacon Press, 1995, qui peut décupler nos réflexions. Il est évident que ce livre sera un régal pour les enseignants d'histoire, d'autant plus que la voix off qui rythme le film s'exprime en anglais et en français dans les deux versions disponibles sur le même DVD.

Les derniers entretiens conduits dans ce documentaire posent la question du retour au continent ancestral (encore le thème du retour) et, au-delà de ce thème, forcément, la problématique de l'identité. Pourquoi un Antillais ou un descendant d'Africain cherche-t-il à rentrer définitivement au pays des ancêtres ? Malaise identitaire ? Appel de l'Afrique ? Le fait que je pose une telle question peut soulever des interrogations à mon égard de la part des afro-centristes; mais cela ne remet nullement en cause mon admiration pour cet excellent documentaire de Norluck Dorange que je recommande passionnément.

L'arbre de l'oubli
À cet endroit de la route des Esclaves se trouvait un arbre qui revêt un sens particulier dans la culture des peuples de Danxomè : c'est l'arbre de l'oubli. Les esclaves s'y livraient à un rituel. Les femmes, parce qu'elles ont sept côtes, faisaient sept fois le tour de l'arbre et les hommes, neuf fois.

L'importance de ce rituel est d'amener les esclaves à oublier leur passé, leur culture, leur origine. Bref, leur identité. Une fois ce rite accompli, les esclaves se dirigent directement vers Zoungbodji, un village situé non loin du quartier Brésil pour être parqués dans des concessions de fortune en attendant l'arrivée des navires. De nos jours est planté, à la place de l'arbre de l'oubli, un kpatiman (ou hysope). C'est un arbre de purification employé depuis des siècles au Bénin ; il sert à préparer des infusions pendant les cérémonies à Ouidah.
Hugues St Fort, Ph. D
Hugo274@aol.com

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